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Le blog de la-vague-en-creux

Deleuze : territorialité et anti-système

15 Avril 2018 , Rédigé par la-vague-en-creux

 

Deleuze : territorialité et anti-système

 

 

Paris le 25-04-2018

 

 

 

Le philosophe invente des concepts et il le sait, c'est-à-dire qu'il en a pleinement conscience depuis les tout débuts.

Ce fut le cas pour Platon, Aristote, mais aussi plus récemment pour Deleuze avec son invention de la territorialité, du plan d’immanence et de l’empirisme transcendantal, cet étrange oxymore philosophique qui a l’air d’un OVNI.  

En dénonçant au passage le merchandising du terme « concept » employé par les vendeurs de spaghetti, de montures de lunettes ou de nourriture pour chiens. Pour être dévoyé de son sens initial, surtout par les concepteurs d’émission TV en tout genre lesquels en ont fait un terme passe-partout complètement banalisé. Destiné à traduire surtout leur “créativité“  et rehausser du même coup leur mérite: de concepteurs à concept il n’y a qu’un pas dirait-on bien. Eh bien ce pas, on va dire qu’ils l’ont franchi, allègrement de surcroit,  quitte à dévaloriser un terme qui comme tous les autres termes n’appartient à personne… Deleuze fera valoir une sorte de droit au retour de ce terme de concept à la philosophie, sans pour autant revendiquer un droit de propriété et même en lui reconnaissant un droit d'accessibilité par tous et toutes.

(Consulter un extrait de « Qu’est-ce que la philosophie »)

 

• L’empirisme transcendantal est-il un chiasme, une disjonction inclusive ou une conjonction exclusive voire une forme hybride des deux ? Ou une toute nouvelle façon de présenter la phénoménologie de Husserl ? Je renvoie là pour toutes ces questions à l'excellent article de Nathalie Depraz pour un développement plus détaillé.

 

De la territorialité découleront dé-territorialisation et re-territorialisation: ces termes renvoient à des mouvements centripètes ou centrifuges de type intensif et pouvant trouver beaucoup d’applications à beaucoup d’objets. Cette élaboration de concept, la territorialité, s’est faite conjointement avec le psychanalyste Felix Guattari et ils expliqueront qu’il y a toujours ce double mouvement lorsque de la territorialité est mise en jeu. Mais très vite une interprétation politique ou idéologique se fera jour: la reterritorialisation est vouée à être réactionnaire ou synonyme de réaction, car sur le plan macro ou micro-politique elle renverrait à des replis sous toutes ses formes, que ce soit vers la terre et les racines comme  chez Barrès, et s’associerait presque spontanément à un autre repli, celui nettement plus individualiste d’un Moi devenant toujours de plus en plus égoïste. Dé-territorialisation et la re-territorialisation seraient comme deux extensions du même concept, celui de territorialité, allant théoriquement de pair pour arriver à saisir ce qu’il pourrait y avoir en jeu au cours de dynamiques individuelles ou sociales. Artistiques aussi.

Ce qu’il y a d’original, c’est l'histoire de sa naissance: ce concept de territorialité est né de la rencontre entre un philosophe universitaire reconnu, Gilles Deleuze, et d’un psychiatre qui a pratiqué la psychothérapie institutionnelle, Félix Guattari.

En observant certains schizophrènes et autistes dans la clinique où il travaillait, ce dernier a pu constater que ne pouvant ni parler ni communiquer, les patients “marquaient“ un certain territoire en faisant et refaisant toujours le même parcours… Dans une sorte d’allée et venue permanente qui se traduisait concrètement selon un schème souvent identique. Leur façon à eux de communiquer… ou de non-communiquer ! En étudiant les enfants autistes, Bettelheim avait remarqué le même phénomène: une répétition que nous qualifierions selon l’étiologie classique d’obsessionnalité, une circularité refermée sur elle-même. Des parcours et des chemins servant probablement à délimiter ou marquer un territoire, voir tenter d’en prendre ou reprendre possession et contrôle... À un niveau qui serait celui de l'ordre du symbolique: c'est une hypothèse.

 

Pour revenir à la question sur les thérapies, on pourrait se dire que les fous comme les autistes et schizophrènes sont aussi porteurs d’universel et qu’il faudrait bien un jour arriver à faire accéder cet universel au « vivre ensemble ». Ce qui ne signifie pas que nous devrions tous devenir psychotiques ou autistes pour autant ! Autour de ce “principe de renversement dialectique“ qu’on évoque souvent comme LE leit-motiv de Marx, il y a une différence qualitative importante concernant cette dualité, spécifique aux fous/normaux (ou folie/normalité) avec d’autres dualités lesquelles se retrouvent souvent englobées sous une même partition duelle: les minoritaires et les majoritaires. Cette dernière renvoyait concrètement au départ à des paires tel que Noirs et Blancs, hommes et femmes, homos et hétéros: ce que l’on a parfois injustement subsumé sous une seule et même étiquette, celui de l’antagonisme fondamental entre colonisés et colonisateurs. Les dominants vs dominés…

 

La psychiatrie pose une foule de questions lesquelles se sont révélées des plus gênantes : d’une part pour nous-mêmes qui en tant qu’individus sommes des êtres sociaux donc supposément rationnels, et d’autre part pour notre mode de vie, lui aussi décidément social et organisé de façon lui aussi bien rationnelle…

 

Qu’est-ce que la folie et qu’est-ce qui distingue les “fous“ des autres ? Ne sommes-nous tous pas peu ou prou névrosés comme Freud l’a proclamé en premier, parfois même un peu borderline à l’occasion ? Quant à la folie, n’en portons-nous pas chacun(e) une trace au plus profond de nous, une qui ne demanderait qu’à se manifester si l’occasion ou l’opportunité s’en présentait ? Ce qu’on a qualifié en d’autres temps d’extravagance ou de comportements extravagants… Plus tard on traduira cela par le terme d’asocialité et l’on commutera ainsi de la psychiatrie vers des champs dotés de versants plus clairement sociologiques.

Quand on parle d’acceptation de la folie et des fous, en fréquentant personnellement psychiatres et psychanalystes, ayant eu de plus une modeste pratique de terrain comme observateur/stagiaire dans une clinique ainsi qu’ayant participé à diverses associations de “psychiatrisés“ en tant que moniteur, j’ai fini par réaliser que la folie était plus d’ordre culturel avant d’être de nature psychique. Une distinction sur laquelle Freud n’a jamais voulu travailler vraiment, sinon théoriquement par celle toute théorique chez lui au départ entre névrose et psychose: originellement Freud distinguera névrose narcissique, synonyme de psychose chez lui et névrose de transfert; il abandonnera très vite cette dichotomie par la suite pour se consacrer quasi exclusivement aux névroses. Mais là où la psychose serait envisagée dans le sens commun comme aggravation pathologique de la névrose voire un stade ultime sinon terminal, la ou les névroses étant ce avec quoi nous semblons presque tous irrémédiablement condamnés à devoir vivre, d’autres ne manqueront pas de s’intéresser à la psychose en tant que telle comme Lacan. Comme spécificité non forcément synonyme de pathologie…

 

D’autres iront jusqu’à évoquer un versant plus politique de la folie, conséquence ou effet provenant directement d’une idéologie qui serait normative dans son principe peut-être, dans ses conséquences sûrement. De l’idée de normalité en général que peut-on dire ? Elle n’aurait rien d’objectif en soi mais dépendrait étroitement du système dans lequel nous vivons: le système aurait besoin de le véhiculer et devoir l’imposer dans le souci de sa propre perpétuation sous couvert de cohésion sociale. Préservation voire consolidation venant de l'extérieur - la superstructure - pour ce modèle social mais au moyen de la coercition,  l'exercice d’une autorité souvent brutale voire systématique...

 

Dans l’islam, les fous sont bien les messagers d’Allah sur terre et c’est pour cela qu’il est recommandé de bien les traiter: il est demandé au nom de la religion de les intégrer au mode de vie sociale, de bien s’occuper d’eux et ne pas les rejeter comme des pestiférés. En Afrique, il y a en général communément deux formes de thérapies: une urbaine dans laquelle il y a des hôpitaux psychiatriques comme chez nous avec des prises en charge presque identiques (médicaments, activités, thérapies par l’institutionnel). Et il y a les autres fous ceux de campagne si on voulait appeler ainsi, ceux qui vivent dans la brousse et pour qui le traitement sera assez différent. Presque identiquement à l’Afrique du Nord le village essaiera de les intégrer à la vie en communauté: voire l’ethnopsychiatrie pour les détails… Ils ne seront ni exclus ni rejetés par la communauté bien au contraire laquelle s’en occupera et les prendra en charge. Ce ne fut guère le cas en Occident avec son obsession bien connue d’enfermement de tout ce qui dérange, usant et abusant  de tout moyen d'ordre coercitif et entrainant à coup sûr cloisonnement forcé dans des institutions asilaires prévues à cet effet.

En Afrique, cette thérapie communautaire rurale -  si on voulait la nommer ainsi - a lieu sur fond de croyances animistes, les génies et les esprits, lesquelles viennent se mélanger avec une voire les deux religions monothéistes présentes. Une soudure qui laisserait plein d'interstices dans lesquels le subjectif aurait beaucoup d'occasions de se manifester... Souvent, elles aboutissent à des syncrétismes individuels singuliers, lesquels peuvent selon nos critères dérouter voire déranger profondément lorsqu’on les croise… Tout syncrétiser, l’animisme avec l’une voire les 2 religions monothéistes à la fois ? Comme en une sorte de chaosmose pour reprendre le concept de Guattari... au grand dam des prêtres et autres missionnaires sur place qui en arrivent parfois à ne plus vraiment savoir ce qu’ils sont venus faire en Afrique ! Peut-être se dé-territorialiser à leur tour qui sait ?

Pour revenir à la question de “l’acceptation de la folie et des fous“, il y a eu dans l’histoire de la psychiatrie européenne de nombreuses tentatives “d’acceptation“ de la folie dont le mouvement de l’antipsychiatrie en Angleterre avec Laing et Cooper. Ou tout du moins passant par le rejet de la psychiatrie classique jugée trop conventionnelle, surtout trop nettement marquée par l'idéologique et son sur-codage systématique. Le psychiatre italien Basaglia décidera un jour à la surprise générale sans l’accord de la population ni du gouvernement d’ouvrir les asiles en Italie pour en libérer les fous ; d’autres expériences ont eu lieu assez analogues et j’ai pu en suivre quelques-unes ici en France. Je n’en parlerai pas, ce serait trop long et hors sujet.

 

La territorialité et l’anti-système, c’est bien sûr aussi de la folie dont il est question. La folie, part souterraine mais inaliénable de la personnalité ? Le risque totalisant est toujours présent dès qu’on évoque de nouveaux concepts : ils introduisent un autre type de lecture de l’évènement, même si ces concepts “territoriaux“ commencent à dater quelque peu depuis leur invention. Quoi qu’on fasse ou puisse penser, estimer que tout ou presque serait réductible à une suite de mouvements de déterritorialisations et de reterritorialisations peut risquer de devenir un système à son tour si on n’y prend pas suffisamment garde. Des mouvements d’oscillations perpétuelles, des va-et-vient constants ? Des dynamiques, des mouvements extra ou intersociaux, inter ou extra-subjectifs comme le micro-social et pouvant s’interpréter par cette voie de la territorialité, laquelle s’étendrait à une extra-territorialité pour s’exercer dans de multiples directions à la fois… Deux tropismes un qui tendrait à se diriger vers le dehors soit l’exogène, l’autre ayant tendance à tout ramener vers le dedans et à l’intérieur, soit l’endogène. Du dedans et vers l’intérieur ? Comme l’identitarisme dont nous voyons plein de manifestations actuellement en Europe, parfois même assez souvent virulentes en fonction des crises comme celle des migrants… Deux tropismes allant de pair, mais dont l’un finirait inéluctablement par triompher sur l’autre, selon qu’on soit optimiste ou le contraire ? Une ouvrirait une voie possible vers des totalitarismes, qu'ils soient d'un type nouveau ou qu'ils appartiennent déjà au passé.

 

L’Histoire pourrait aussi s’interpréter par ce biais, au travers de cet outil  de la territorialité comportant deux faces, ou deux volets si on préfère… Idem pour l’histoire de chacun c.-à-d. le vécu, ce fameux vécu et qui nous appartiendrait en propre. Il restera et demeurera à nous, seule et unique propriété même si on nous dépossédait de tout par ailleurs… Considérer ces mouvements de dé- et re-territorialisations comme causes ou facteurs probables de ce qui nous est arrivé ? De l’ordre de ce qui nous a fait rencontrer telle ou telle personne plutôt que telle autre, à tel moment bien précis de notre histoire et pas à un autre… Ce qui nous fait ou a pu faire que nous sommes dirigés dans telle voie plutôt que telle autre, nous avons fait tel choix et pas un autre etc.

Ce concept de territorialité n’avait pas initialement pour but d’imposer un nouveau déterminisme, mais plutôt aider à pouvoir mieux nous situer nous-mêmes dans l’empirique et le pratique: naviguer au plus près de tous ces mouvements browniens associés à de l’aléatoire, générés entre autres par le social mais aussi le culturel.

Autour de ces notions de territoire et territorialité, il ne saurait être question de faire système. Plutôt essayer de comprendre et mettre en relief des dynamiques sociales et/ou individuelles, des intersubjectivités, des résistances de toute sorte et de toute nature à cet ordre social que certains souhaiteraient voir établi pour toujours. Un ordre justifié par certains philosophes, après l’avoir été pendant longtemps par la psychiatrie… Avec des discours que l’on connaît, souvent déprimants car violemment normatifs et qui ont pu causer beaucoup de dégâts dans certaines vies, comme le raconte Ken Loach dans Family Life...

 

Parler aussi de l’Histoire, mais autrement, car qu’est-ce que l’Histoire sinon une lutte au départ pour conserver et/ou agrandir son territoire, une lutte d’où émergerait la territorialité comme concept surdéterminant ? Parler des histoires subjectives aussi autrement, non plus comme autonomes et détachées du reste mais prises et incluses elles-mêmes dans l’Histoire tels des micro-segments.

 

Amor fati

 

L’Histoire une sur-déterminance qui influerait sur l’existentiel ? Nos biographies sont des palimpsestes tout comme l’Histoire… Ne sommes-nous pas faits d’histoires lesquelles peuvent se révéler parfois partie prenante de l’Histoire pour paraphraser Shakespeare, voire en constituer des métonymies capricieuses ? Nos histoires personnelles, notre vécu (ou notre destin si on veut) sont tels des micro-segments de cette Histoire. Elles prennent parfois des allures elles aussi shakespeariennes. L’extravagance… L’Histoire que l’on s’évertuerait à nous raconter par morceaux et par bribes, viser sa compréhension comme s’il s’agissait d’un continu, il est quasiment impossible de la saisir d’un seul tenant… Un Tout à la fois cohérent, logique et compréhensible par tout le monde ? Comme ce fut le cas pour divers dogmatismes, ce serait devoir s’imposer au départ à subsumer l’Histoire sous l’empire d’un système total. Ou à visée totalisante...  Considérer l’Histoire sous la loupe d’une vision unicitaire et manichéenne constitua l’un des reproches fait à Marx avec son homo œconomicus. Et ayant entraîné par là d’une certaine manière sa désaffection...

 

Inéluctable divergence entre théorie et pratique, comme une fatalité inéluctable dont l'Histoire serait une sur-détermination ? Ou rapport avec une loi universelle pour évoquer tous ces phénomènes de désorganisations/réorganisations en relation avec l'entropie, une plus fondamentale comme celle de l’univers ? Y aurait-il une tendance récurrente à faire que l’on finisse par dériver vers une forme de chaos pour aller toujours dans le même sens, de la stabilité vers le désordre ? Où est donc passée la néguentropie inventée par le physicien Schrödinger en 1944 pour tenter de justifier voire expliquer l’apparition de la vie sur notre planète ? Un vice de forme, quelque chose de mal écrit, de mal analysé ou d’insuffisamment pensé, une inadéquation fondamentale entre le réel et la pensée peut-être…

Notre histoire personnelle et notre vécu, une pré-immanence de l’Histoire ? Toutes nos micro-histoires personnelles viennent former des récits personnels qu’on estimerait récit global: une vie ou des vies, capitalisant chacune toutes ces micro-histoires nous étant arrivées… Aussi engrangeant par contamination celles de nos parents voire de nos concitoyens (nes), de nos amis et de nos proches. On pourrait englober le monde entier, avec l’univers lui-même pourquoi pas ! Et même au-delà… Dès qu'il y a de l'affect et du désir, on peut évoquer la déterritorialité et la mise en jeu de son effectuation au travers de la dé-territorialisation. Une pré-immanence mais schizophréniquement parlant bien sûr, si on se ramène au seul objectif de mieux saisir le subjectif dans ce qu'il a de singulier: d’où l’importance de considérer la folie comme un étant indéfectible faisant partie de notre monde… Pour paraphraser Protagoras, l'homme ne serait pas la mesure mais bien la démesure de toutes choses. La folie, non plus purement et simplement une maladie qu’il s’agirait de soigner à coup de psychotropes et d’internement longue durée mais comme part inaliénable du monde et de notre constitution en tant qu’êtres...

Cela ouvre la voie à ce que Deleuze et Guattari ont nommé la schizo-analyse, alternative thérapeutique à celle évoquée par Freud, Lacan et d’autres.

 

Mais c’est une autre histoire et qui mériterait un plus ample développement.

 

Deleuze : territorialité et anti-système
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